Des profils préfabriqués (2)

Plan de la séance

Exercice
Les métaphores

Lors des dernières séances, nous avons vu que :

Sur le Web, nous produisons des traces qui servent aux plateformes pour reconstruire nos profils (qui constitue une sorte de fichage) :
- l’identification est un élément central associant une série d’informations à un individu ;
- la logique d’identification transforme des êtres humains en chiffre et a une conséquence d’ordre philosophique : elle construit un régime du comparable entre les individus;
- les identifiants font office de matricule qui relient des pages Web à des individus, transformation ontologique des individus en chiffre,
- sur la plupart des plateformes, seuls les individus identifiés peuvent s’exprimer, de cette manière la plateforme préfabrique la mise en scène de l’identité;
- l’identité est construite à la fois par les plateformes (architextes, gabarits) et par les utilisateurs : il y a donc une articulation entre standardisation et personnalisation.

1. Exercice

On se met en binôme et on cherche les éléments qui correspondent à ce que nous avons vu jusqu’à aujourd’hui dans les pages web des réseaux sociaux.

2. Les métaphores

Problématique: Comment se fait-il que l’on passe autant de temps à remplir des formulaires produits par des grands industriels ?

2.1 Qu’est-ce qu’une métaphore ?

Figure d’expression fondée sur le transfert à une entité du terme qui en désigne une autre. (CNRTL)

“Les métaphores ont des implications qui mettent en valeur et rendent cohérents certains aspects de notre expérience. Une métaphore donnée peut être la seule manière de mettre en valeur et d’organiser de façon cohérente ces aspects de notre expérience. Les métaphores peuvent créer des réalités, en particulier des réalités sociales. Une métaphore peut alors être un guide pour l’action future. Les actions futures s’ajusteront à la métaphore. En retour, le pouvoir qu’à la métaphore de rendre cohérente l’expérience sera renforcé. En ce sens, les métaphores peuvent être des prophéties qui engendrent leur propre accomplissement.” (Lakoff & Johnson, Les métaphores dans la vie quotidienne, Paris : Minuit, p.168, 1985).

Avec ces métaphores, il y a une forme de novlangue du digital qui est mise en place et qui oriente notre conception du dispositif. Le terme de “novlangue” provient de l’oeuvre de Georges Orwell dans son roman 1984. Dans cette fiction dystopique, le pouvoir totalitaire de Big Brother s’appuie sur des technologies de contrôle (les télécrans) mais aussi et surtout sur un vocabulaire travaillé avec des nouvelles expressions (la novlangue) : “La finalité de la Novlangue n’était pas seulement de fournir un moyen d’expression pour la vision du monde […] mais de rendre tous les autres modes de pensée impossible.”

Donc les métaphores créent du social.

À ce sujet, le livre d’Éric Hazan, LQR : La propagande du quotidien, publié en 2006 chez la maison d’édition Raison d’agir traite du modèle de pensée à travers la langue, et la façon dont le vocabulaire du néolibéralisme imprègne notre langue, notre mode de pensée et notre culture.

2.2 Le nom des sites : la promesse d’une personnalisation

/	MySpace	Facebook	YouTube
Nom du site	MySpace [Mon Espace]	Facebook [Livre de visages ; vocable US pour le “trombinoscope”]	YouTube [VousTube]
Sème “personnel”	My [Possessif > propriété]	Face [Visage > Corps, photo d’identité]	You [Pronom vous/tu > personne]
Sème “dispositif”	Space [Spatialité > territorialité]	Book [Livre/pages reliées > lisibilité]	Tube [Cathodique, TV > audiovisualité]
Signature	“A place for friends” [Un endroit pour les amis]	“Facebook vous permet d’échanger et de rester en contact avec les personnes qui vous entourent”	“Broadcast Yourself” [Diffusez-vous/ Diffusez vous-mêmes]

Source : Gomez-Mejia, Gustavo (2019). Les Fabriques de soi ? Identité et Industrie sur le web. Paris : MKF, p.47

2.3 La généralisation d’un vocabulaire : la promesse de socialisation

Avec l’utilisation d’un tel vocabulaire, les formulaires administratifs n’ont plus rien d’administratifs : ils deviennent des lieux, des murs, des chaînes, des suites de gazouillis, des galeries, des flux… : tout sauf de plates écritures informatisées. Que nous promettent donc ces programmes métaphoriques ? Ils entretiennent la promesse expressive de personnalisation des dispositifs Web. Autrement dit, ils nous promettent de rendre personnel quelque chose qui est tout à fait standardisé.

En parallèle des noms, tout un lexique s’est répandu (les professionnels diraient un wording) qui requalifie ce qui se passe à l’écran et permet de filer d’autres métaphores :

le tableau (que nous avons analysé la semaine dernière) est appelé profil, ce qui promet de dessiner les contours identitaires d’une personne ;
Les contacts auxquels on s’est affiliés seront promus au rang d’amis ;
La diffusion de contenu sera nommée partage.

Tout ce vocabulaire qui est entré dans le langage courant donne une connotation “chaude” à des petites cases de pixels “froids”.

Quels enjeux ?

Répondre à un besoin humain très profond
Faciliter l’appropriation de la technologie

Les réseaux sociaux mettent en scène une identité individuelle au sein d’un collectif. Cette mise en scène d’une inscription individuelle dans le collectif répond à une besoin humain très profond, celui de se sentir exister parmi les autres (nous sommes des animaux à l’instinct grégaire).

Cette promesse de socialisation a été présente pendant très longtemps sur la page d’accueil de Facebook. A gauche de l’écran, la plateforme se présente avec une promesse qui fait rêver : “Avec Facebook, partagez et restez en contact avec votre entourage”. Cette phrase est illustrée par un croquis qui représente des icônes de petits bonhommes stylisés répartis sur les 5 continents et qui sont reliés entre eux. Cette petite image métaphorise la relation et dessine la promesse de mise en contact entre être humains qui répond à un besoin très ancré chez l’être humain (et la peur qui y est associée).

On retrouve ici l’imaginaire du village global qui a été promu par McLuhan et met en valeur l’idée qu’avec l’arrivée des médias de masse et encore plus avec Internet et le Web, le monde ne serait devenu qu’une société, une seule et même communauté où l’on vivrait dans un même temps, au mpeme rythme et donc dans un même espace. Le terme a été beaucou critiqué car Internet n’a pas aboli les fracture entre les États ou les différences et les particularités entre les cultures.

“Nous ne savons qualifier les outils techniques nouveaux que par des métaphores, qui nous les représentent dans les termes de réalités que nous connaissons […] les métaphores qui désignent les objets les masquent par le même mouvement.” (Jeanneret, Y a-t-il vraiment des technologies de l’information ? 2007, p.39)