Des profils préfabriqués (1)

Roch Delannay

1/31/24

Plan de la séance

Sur les réseaux socio-numériques, les profils sont des gabarits
Le pré-formatage des profils réduit l’individu à une série de rubriques

La première séance nous a servi à montrer que, sur internet, nous produisons perpétuellement des traces qui servaient aux plateformes à reconstituer des profils. Cela constitue une sorte de fichage. Nous avons ensuite vu que l’identification était un élément central qui associait une série d’informations à un individu. La logique de l’identification transforme des êtres humains en chiffre et elle a une conséquence d’ordre philosophique : elle construit un régime du comparable entre les individus.

Nous avons vu que les identifiants font office de “matricule” qui relient des pages Web à des individus, elle transforme ontologiquement des êtres vivants en chiffres. Sur les RS, la création d’un compte est la condition sine qua non pour intégrer le réseau FB : seuls les individus identifiés peuvent s’y exprimer. De cette manière, le site Web (que j’appellerai parfois le “dispositif”) pré-fabrique la mise en scène de l’identité.

Sur les RS, l’identité est donc construite à la fois par le site Web qui propose des cadres d’expression et par l’utilisateur qui les remplit. Au cours de cette séance, nous allons donc voir en quoi les profils ou les pages personnelles ont une très forte composante industrielle et standardisée.

Pour comprendre l’articulation entre standardisation et personnalisation, on va faire un détour par le fonctionnement du numérique en général, je vais vous expliquer la notion d’architexte puis on verra en quoi ce fonctionnement à l’aune des “architextes” s’applique aux RS.

1. Sur les réseaux socio-numériques, les profils sont des gabarits

1.1 Les profils sont construits selon une logique de gabarit

un gabarit est “un modèle reproduisant en dimension réelle les contours des pièces plus complexes de la charpente d’un navire et servant à les vérifier durant leur exécution”.

Le point de départ de l’analyse, c’est de dire que nous écrivons tous dans les mêmes formes standardisées que nous personnalisons.

Marie Despret-Lonnet explique dès 2009 que le Web contemporain est fabriqué à partir de gabarits. Dans le langage courant, un gabarit est “un modèle reproduisant en dimension réelle les contours des pièces plus complexes de la charpente d’un navire et servant à les vérifier durant leur exécution”.

Dans l’usage qu’en fait Marie Despret-Lonnet, un gabarit est une écriture en amont du texte.

Qu’est-ce que j’entends par là ? Il faut tout d’abord se rappeler que le numérique est géré par du code. Le code est un langage et un texte qui ont pour objectif de détailler formellement le déroulement d’un programme informatique. À chaque page web correspond du code : le navigateur ne fait que “peindre” la page en fonction des instructions données (par le code).

Exemple d’une page Web : un clic droit sur une page permet d’afficher le code source : on voit donc bien ici que ce qui apparaît à l’écran est le résultat de l’interprétation d’un langage par le navigateur.

Donc si la page change, il y a nécessairement une partie du code qui change.

Autre exemple : Les outils de développement (F12) font apparaître une forme de code sur laquelle je peux agir (CSS et HTML), si je supprime un élément, cela supprime un bout de la page.

Donc, lorsque l’on écrit sur le Web, la page de code est modifiée et ce qui apparaît à l’écran est également modifié.

À chaque fois que vous ouvrez Facebook, le serveur de Facebook (qui a d’un côté, un modèle de page, et de l’autre la liste des “contenus”, c’est-à-dire les commentaires, les statuts, etc.) va générer le code d’une nouvelle page, en remplissant le modèleavec les informations qui font sens (avec mes commentaires, pas ceux des inconnus), et envoyer ce code qui sera peint par ton navigateur. Il y a donc du code (celui du serveur) qui génère du code (celui de la page). Donc le code du serveur ne change pas (la méthode pour fabriquer la page est la même, seules les données qui sont remplies dans le modèle changent), mais le code de la page elle-même change.

Par exemple, si je vais sur la page “profil”, le serveur de Facebook va aller chercher d’un côté le modèle de la page “profil” et de l’autre la liste des “contenus” (ma photo de profil, mon nom/prénom, les photos que j’ai mises, etc.) pour remplir le modèle de la page avec les bonnes informations. Il faut imaginer un stock d’informations que vous avez données à Facebook et que le logiciel va afficher en fonction des pages.

Ainsi, il faut faire la différence entre l’objet éditorial, la forme pré-construite du profil et le texte que les utilisateurs sont invités à produire pour remplir cette forme qui resterait, sinon, une coquille vide. Nous avons donc bien un double niveau dans l’organisation du texte à l’écran : un gabarit, une forme (au niveau éditorial) et du “contenu” (au niveau de l’utilisateur).

Les résultats des requêtes sont insérés dans des gabarits pré-formatés, pour être affichés à l’écran. Il y a là une forme d’industrialisation de la production des pages qui mène à un affichage indifférencié, quelles que soient les particularités des éléments qui les composent.

1.2 L’architexte et son pouvoir éditorial

Les architextes sont l’écriture qui organise notre écriture à l’écran.

Pour comprendre les enjeux de cette organisation, Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret ont proposé le terme d’“architexte”. Ce terme permet de souligner la différence entre :

les gabarits proposés par les logiciels permettant d’écrire ;
le texte que l’on inscrit quand on écrit à l’ordinateur.

Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret partent du constat que, pour écrire un texte à l’écran, nous avons besoin d’un logiciel spécifique dédié à cette activité. Pour simplifier, on va prendre le cas du traitement de texte, mais c’est applicable aux RS et à internet en général.

Sans ce logiciel de (traitement de texte), je ne peux rien faire : on n’écrit pas directement le code, mais on écrit dans des logiciels qui sont prévus pour qu’on puisse y écrire. Mais, si cet outil me permet d’écrire sur un écran, il m’impose également ses normes, ses modalités de fonctionnement et les représentations de l’activité d’écriture qu’il véhicule.

Par exemple, si j’ouvre un document MS Word, Word me propose des modèle de documents prédéfinis, pré-formatés. Le premier modèle est un “document vierge” (selon les mots de Word). Mais en fait, si je sélectionne ce modèle, il y aura tout un formatage qui sera prévu en amont. Par défaut, le document propose un texte de police Calibri, avec des marges de 2.5cm, un interligne pré-calibré, etc. En ce sens, la “page blanche” n’existe pas sur Word : elle est toujours déjà définie dans ses cadres et paramètres par les choix des concepteurs de Word.

Les architextes sont l’écriture qui organise notre écriture à l’écran, et nous en sommes dépendants.

1.3 Les pouvoirs éditoriaux des architextes

rapport de force entre l’éditeur d’une plateforme et d’un logiciel et l’utilisateur
co-écriture avec les acteurs industriels
standardisation de l’écriture

Il y a un rapport de force qui s’établit entre le créateur du logiciel MSWord et l’utilisateur, ou entre le créateur d’une plateforme de RS et ses utilisateurs. Lorsque Microsoft propose une version actualisée de MSWord en changeant la police par défaut, en changeant l’organisation des menus, etc.. Microsoft change les manières d’écrire de milliards d’individus à travers le monde. C’est la même chose lorsque Facebook, Twitter (X) ou Instagram font une mise à jour de leur architexte en changeant la forme du profil, en modifiant les paramètres d’affichage sur le fil d’actualité.

Donc les choix éditoriaux des concepteurs, quelles que soient leurs intentions, pèsent sur la production textuelle ordinaire des usagers. Ainsi, les architextes doivent être considérés comme des partenaires éditoriaux, rentrant de plein pied dans nos pratiques d’écritures quotidiennes.

Sur les RS, les éditeurs d’architextes sont ceux qui fournissent les gabarits pour écrire à l’écran. Donc notre expression dépend aussi de l’architexte : il y a donc une co-construction de l’écriture. Au niveau du code, on peut voir cette co-écriture : il y a le code écrit par l’éditeur du logiciel et les mots que moi j’ai écrit sur la plateforme qui sont inscrits dans le code pour apparaître à l’écran.

En somme, l’utilisateur ne parle jamais seuls sur les plateformes de RSN, son écriture (et donc son identité numérique) sont toujours mises en scène par des acteurs industriels. Nous assistons donc à un formatage de l’écriture sur le Web. La récurrence des formats laisse apparaître une industrialisation des écritures sur le Web.

Autrement dit, nous écrivons toujours grâce aux architextes et dans les architextes. Comme ces architextes sont les mêmes pour tous, il y a une grande standardisation de l’écriture sur le Web.

2. Le pré-formatage des profils réduit l’individu à une série de rubriques

Quelle forme prend cette co-construction sur les RS ?

Quelles conséquences pour la mise en scène de l’identité ?

2.1 La forme tableau

À l’écran, les profils, chaînes et timelines ont pour point commun d’adopter la forme d’un tableau.

Or, la forme tableau conditionne un certain mode de pensée.

Jack Goody est un anthropologue britannique qui a travaillé (entre autres) sur l’écriture dans les années 1950 et 1960. Il remarque que le mode d’acquisition d’un savoir (oral ou écrit) conditionne la nature de ce savoir, la façon dont il est organisé. Il en tire donc la thèse suivante : plus qu’un simple véhicule de la pensée, l’écriture est un outil de transformation des connaissances et des sociétés humaines.

Dans son livre La Raison graphique, la domestication de la pensée sauvage (1977), il émet l’idée que l’écriture est un “dispositif spatial de triage de l’information” : l’écriture permet d’organiser visuellement la pensée parce qu’elle offre des représentations graphiques de la pensée, comme la liste, le tableau, le diagramme, le glossaire, etc.

Chaque forme écrite à des effets sur les modes de pensée. Pour Goody, le tableau à double entrée permet d’organiser graphiquement le monde de manière systématique et méthodique. Le tableau est une “formalisation toujours plus poussée de la compréhension du monde et de la mémoire du monde”. Autrement dit, un “tableau” a une spécificité, celle de prétendre représenter et organiser une totalité.

Appliqué à la représentation de soi, la logique du tableau organise donc la mise en scène de l’identité selon une logique systématique et méthodique, comme si l’on pouvait saisir la complexité d’un individu de manière organisée et fonctionnelle, en un seul regard.

La forme du “tableau” n’est pas anodine car elle standardise les formes au sein desquelles on écrit. Les mises en scène de l’identité sur le Web sont confrontées à la discipline d’un quadrillage, de cases blanches qu’il ne reste qu’à remplir. Cette opération de “mise en tableau” des identités implique une mise en conformité des identités.

2.2 L’exemple de Facebook

Un en-tête ;
La colonne de gauche : où l’individu fait son autoportrait en remplissant des descriptions préfabriquées ;
La colonne de droite, le “journal” où il se raconte et se met en scène selon un récit chronologique.

Comment cela se passe sur Facebook ?

L’en-tête

Tout d’abord, chaque personne est associée à un profil dans laquelle des marqueurs de l’identité apparaissent. Ces marqueurs sont tout à fait classiques : nom, prénom et photo. Ils forment l’en-tête d’un profil. Ces marqueurs sont situés culturellement, cela signifie que Facebook est porteur d’une conception culturalisée de l’identité personnelle.

La colonne de gauche : l’autoportrait

Ensuite, l’architexte de Facebook me demande de remplir une série de rubriques (appelées “sections”). Par exemple, la rubrique “intro” m’invite à me lancer dans un exercice d’autoportrait :

Je peux “modifier” les infos pour personnaliser mon intro en précisant un emploi, ma scolarité, la ville dans laquelle j’habite actuellement, la ville de laquelle je suis originaire, ma situation amoureuse ;
Je peux également “ajouter des loisirs”. Certains loisirs sont recommandés : écouter de la musique, voyages, lecture, cuisine, regarder des films, etc.
Je peux, enfin, “ajouter du contenu à la une”.

Qu’est-ce qui transparaît ici ?

On a une double mise en forme de l’identité :

avec d’une part des informations qui sont les mêmes que celles qu’on ajouterait sur un CV ;
Ces informations très administratives peuvent être complétées par des informations de type “loisir” qui donnent une part moins formelle à l’ensemble.

Cette double manière de faire son autoportrait n’est pas du tout originale. On est invité à se définir selon des standards absolument canoniques.
Ce processus se voit très bien dans la catégorie “loisir” où il y a une présentation du choix des loisirs selon des boutons prévus et il ne reste qu’à cliquer. Les boutons n’ont absolument rien d’original.

La mise en scène chronologique de soi

La colonne de droite est réservée au “journal” qui organise mes publications selon un ordre antéchronologique (= les plus récentes en haut). Un champ de texte me dit “exprimez-vous”, en espérant que je poste un statut, que je poste une photo ou vidéo, que je raconte mon humeur, mes activités, que j’indique où je suis.

En somme, on a la construction d’une forme de carte d’identité ou d’un portrait robot : l’utilisateur est identifié grâce au recours à des marqueurs systématiques et préfabriqués. La structure tabulaire du “profil” donne ainsi l’impression d’une totalité organisée, elle cherche à mettre les identités des utilisateurs en ordre selon des critères comparables. À gauche, les rubriques où le sujet s’auto-profile suivant les descripteurs préfabriqués ; à droite celles où il se raconte et se met en scène. Par cette habile disposition du texte à l’écran, des marqueurs identitaires hétérogènes se voient assemblées sous un nom et une effigie, et vont même jusqu’à créer l’illusion synoptique de cerner les contours d’une personne en un seul coup d’oeil.

“Telles des tables de montage, les architextes de Facebook confrontent les internautes à une mise en tableau qui standardise leur auto-représentation au sein du trombinoscope planétaire.”

Conclusion

En somme, sur les RSN, la forme de “tableau” prévaut. Cette forme organise la mise en scène de soi sur le Web. Plus fondamentalement, ce qui est important, c’est que les éditeurs de RSN proposent des cadres (des “architextes”) pour mettre en scène notre identité mais surtout, ils décident des rubriques qui nous définissent : ils décident donc des choses qui définissent l’identité sur le Web. Ils construisent une définition de ce qui doit définir les individus, de ce qui peut représenter leur identité. La forme de tableau est une technologie intellectuelle (Goody, 1979) “qui détermine la pensée de ce qui fait identité sur les écrans du Web” (Gomez-Mejia, 2019 : 40).

Cette forme du tableau donne l’impression d’une totalité, “d’un ensemble organisé et fonctionnel rapporté à une représentation de la personne” (idem). Ainsi, l’identité de l’individu est mise en cohérence. Il y a une dimension anthropologique importante parce que cela construit l’idée qu’une personne est définie par un certain nombre de traits et que l’on peut comprendre l’entièreté d’une personne en faisant la somme des traits qui la définissent. N’est-ce-pas un peu réducteur pour définir l’identité d’une personne ?

Il y a un double mouvement : quand on remplit un tableau, on se soumet à une “exigence d’ordre” et, en regard, en tant que lecteur des profils-tableaux des autres, on a une vision synoptique qui permet de savoir à qui on a affaire en un coup d’oeil (on s’habitue aux formes médiatiques de représentations d’autrui sur les RS). Notre conception de l’identité se mélange donc à la conception industrielle qui la construit sur les RS.

Pour faire la transition avec notre prochaine séance, sur les RS, on ne fait que remplir des formulaires administratifs qui nous demandent les mêmes informations que :

lorsqu’on s’inscrit pour faire du tennis (Nom, prénom, âge, sexe, date de naissance, ville de naissance) ;
ou quand on postule pour un emploi (parcours universitaire, ville de résidence, Permis B, loisirs) ;
ou encore, quand on sélectionne des photos à envoyer à nos grand-parents.

Tout cela dans des tableaux qui nous donnent l’impression de voir et de comprendre la totalité d’un individu (grâce à la forme tableau qui donne l’impression de saisir la totalité d’une chose) alors qu’en fait, on n’a jamais accès à son intériorité, ou même vraiment à sa personne puisque tout est mis en scène de manière industrielle. Tout ça n’a rien d’excitant. Mais alors, comment ça se fait qu’on passe des heures sur ces plateformes ? Tout simplement parce que, les éditeurs de RSN maquillent la dimension industrielle de ce qu’ils nous proposent.